L’entretien dīcēs #2
Emmanuelle Bayamack-Tam
“Ce qui me reste de l’enfance, c’est un noyau de chagrin et de colère.”
Le vendredi 13 décembre 2024, nous avons eu l’honneur de converser avec l’autrice Emmanuelle Bayamack-Tam. Une occasion rare que nous avons mis à profit pour tenter de mettre en lumière la richesse et la singularité de l’univers et de l’esprit de celle qui signe une partie de son œuvre sous le pseudonyme de Rebecca Lighieri.
entretien mené par Mathilde Cherel
Pour une lecture rapide, cliquez sur la question de votre choix pour découvrir la réponse. Sinon, poursuivez la lecture et lisez l’entretien complet.
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#1 À quelle heure vous-êtes vous réveillé ce matin ?
#2 Devant quel paysage aimeriez-vous vous réveiller chaque matin ?
#3 Quel est votre moment favori de la journée ?
#4 Qu’est-ce qu’une journée réussie à vos yeux ?
#5 Que préférez-vous faire par-dessus tout ?
#6 Qu’est-ce qui provoque l’ennui chez vous ?
#7 Que vous reste-t-il de l’enfance ?
#8 L'œuvre, l’artiste ou la discipline qui vous a ouvert sur le monde ?
#10 À qui, à quoi devez-vous votre réussite ?
#12 Avez-vous un numéro fétiche ?
#13 Quel est votre signe astrologique et qu’en pensez-vous ?
#14 Avez-vous confiance en l’avenir ?
#15 Marcel Proust, Rihanna ou David Bowie ?
#16 Avez-vous peur de la mort ?
#17 En compagnie de qui aimeriez-vous vous retrouver dans l’au-delà ?
#18 Votre musique d’enterrement ?
#19 Trois choses à voir dans une vie ?
#21 Un conseil pour traverser la vie ?
#22 La maxime, la devise ou la citation qui ne vous quitte pas, ou qui vous guide.
#23 Quelle question aimeriez-vous ajouter à ce questionnaire ?
Née en 1966 à Marseille, Emmanuelle Bayamack-Tam est une figure singulière et puissante de la littérature française contemporaine. Entre la chair et le sacré, la marge et la flamboyance, elle bâtit une œuvre profondément habitée par la question de l’identité, du genre, du désir et de la transgression.
Sous son propre nom, elle explore des récits où le corps, l’adolescence et la rébellion se conjuguent dans une langue libre, baroque, toujours traversée de poésie. En témoignent des romans tels que Arcadie (Prix du Livre Inter) ou La Treizième Heure (Prix Médicis), tous publiés chez P.O.L.
Mais sous le pseudonyme de Rebecca Lighieri, l’écrivaine poursuit un autre versant de son œuvre : plus noir, plus frontal, flirtant avec les codes du roman de genre et du thriller social. Husbands ou Les Garçons de l'été en d’illustres exemples.
Emmanuelle Bayamack-Tam © Jules Faure pour “Les Inrockuptibles”
“Qu'est-ce qui fait un chef-d'œuvre ? Notre regard ou notre désir ?
Pour commencer, je voudrais vous proposer de piocher une citation dans ce petit sachet, de nous la lire, et de réagir à ce qu'elle évoque chez vous.
Emmanuelle Bayamack-tam tire au sort la citation suivante : « Qu'est-ce qui fait un chef-d'œuvre ? Notre regard ou notre désir ? » Et c'est de Jakuta Alikavazovic, que je connais et que j'estime beaucoup. Alors qu'est-ce qui fait un chef-d'œuvre, notre regard ou notre désir ? Moi, je dirais le désir. En tout cas, belle question et jolie réflexion. Moi, je dirais le désir. C'est le désir qui fait le chef-d'œuvre.
#1 À quelle heure vous-êtes vous réveillée ce matin ?
Vers neuf heures, je pense, et c'était encore trop tôt. Mais oui, à peu près vers neuf heures. Désolée, je fais partie de ces privilégiés qui peuvent paresser au lit, faire la grasse matinée si bon leur semble. Et autant, plus jeune, j'aimais beaucoup, le matin, me lever tôt, faire des choses, démarrer très vite, être levée à l'heure où les autres dorment encore, ça m'a complètement passé en vieillissant. Et maintenant, au contraire, j'aime, alors peut-être me réveiller tôt, mais me rendormir et traîner, et ne pas démarrer trop vite. Donc c'était neuf heures ce matin.
Alors, vous êtes plutôt dans l'énergie du soir ?
Pas du tout, mais je suis rarement dans l'énergie, en fait. Non, je reste quand même une personne du matin, même si j'aime beaucoup la nuit, on y reviendra. Non, c'est souvent le matin que j'écris. J'écris aussi l'après-midi, mais c'est quand même le matin que je suis particulièrement en forme, et peut-être plus inspirée et plus créative que le soir.
#2 Devant quel paysage aimeriez-vous vous réveiller chaque matin ?
Devant un paysage de montagne, très clairement, et assez bizarrement, puisque moi, je viens du Sud, j'ai grandi à Marseille, j'aime la mer : la Méditerranée mais aussi l'océan. Et j'avais vraiment l'impression que pour moi, le paysage était forcément un paysage maritime. Et puis là encore, on change en vieillissant. De plus en plus, j'aime la montagne. Alors j'aime la montagne édulcorée. J'aime la montagne façon Heidi, façon alpage, chalets fleuris, pâturages, vaches qui paissent, clarines... Et j'aime la montagne l'été, par ailleurs. Je n'aime pas tellement l'adversité que peut constituer la montagne. Idéalement, j'aimerais avoir un chalet en alpage et ouvrir mes fenêtres sur des hectares et des hectares de pâturages.
Une montagne estivale à conseiller, une destination ?
Oui, vraiment, j'aime beaucoup la Haute-Savoie et les environs d'Annecy, le Parmelan, les Dents de Lanfon, du Cruet, La Tournette… Ces montagnes-là, qui ne sont pas des montagnes très hautes ni très impressionnantes, mais qui me conviennent tout à fait.
#3 Quel est votre moment favori de la journée ?
Ça n'est pas un moment de la journée : c'est la nuit, bizarrement. Pas forcément pour faire des choses, pour sortir, pour m'étourdir, mais j'aime beaucoup la nuit, j'aime beaucoup le sommeil, comme vous l'aurez compris, vu mes considérations sur la grasse matinée. Et en fait, j'aime la nuit parce que j'aime me réveiller la nuit, lire, gamberger un peu, me rendormir, rêver ou bien être dans des états de demi-conscience qui, pour moi, sont très propices à la réflexion et à la création. Et donc, j'aime beaucoup les nuits.
Donc, un réveil à trois heures du matin peut être une bonne nouvelle ?
Il peut y avoir des réveils à trois heures du matin, à quatre ou cinq heures du matin… J'aime beaucoup que la nuit soit entrecoupée, que ce ne soit pas un moment où on soit dans l'inconscience du sommeil, mais avec des petites parenthèses de réflexion, de gamberge, de rêverie, parfois même d'écriture, mais très sommaire.
Quelques montagnes recommandées par Emmanuelle Bayamack-tam.
Panorama des Dents de Lanfon (1824m), du Lanfonnet (1768m) et de la Tournette (2351m) vus en été depuis le Lac d’Annecy en Haute-Savoie.
Je suis extrêmement superstitieuse.
J'ai mes grigris, mes superstitions, mes petits rituels propitiatoires (…)
#4 Qu'est-ce qu'une journée réussie à vos yeux ?
C'est une journée dans laquelle je dispose de mon temps. Et ça, c'est très important. Je dispose de mon temps pour en faire quelque chose ou pour ne rien en faire. Mais quand même, idéalement, une journée réussie, c'est une journée où j'ai écrit, où ça s'est passé de façon satisfaisante. Ce sont vraiment des journées d'écriture qui, pour moi, sont des journées réussies.
Une journée d'écriture réussie, c'est une sensation, c'est un nombre de signes ? Comment cela se caractérise ?
Non, ce n'est pas un nombre de signes. Contrairement à ce que mon rythme de parution pourrait laisser paraître, j'écris très lentement. Mais comme j'écris beaucoup, ça compense. C'est-à-dire que des heures de travail peuvent n’aboutir qu'à une phrase ou quelques lignes. Ça m'arrive très souvent. En même temps, quand je travaille, je travaille tous les jours, plusieurs heures par jour, alors ça finit par faire somme et par faire masse. Mais non, c'est plutôt la sensation d'être arrivée à quelque chose de juste, quelque chose de beau, quelque chose de fort. Je ne me fixe pas des objectifs tels qu'une page par jour ou que sais-je. Non, c'est vraiment la sensation d'avoir trouvé des choses, d'avoir avancé d'une façon ou d'une autre, même si ça ne se traduit pas par un nombre de signes faramineux.
Et cela peut aussi être une trouvaille autre que de l'écrit ?
Oui, effectivement, j'y pensais tout en vous répondant. Ça peut être une trouvaille, tout simplement, une idée, quelque chose qui va peut-être débloquer le texte en cours, ou simplement l'idée d'un texte à venir. Oui, il peut arriver, effectivement, que ce soit plus de l'ordre de la vision, de l'invention, de la trouvaille, sans que ça passe par une phase de transcription, bien sûr. Il y a des illuminations comme ça, parfois, certains jours.
Et, est-ce que vous avez le souvenir, peut-être fugace, d'une journée réussie, d’une trouvaille, ces derniers jours ?
Oui, j'ai eu ce que je considère être une idée de génie pour mon prochain livre. Évidemment, ça paraît tellement immodeste de le dire comme ça, mais je ne peux pas en parler. D'abord parce que peut-être que du coup, la bêtise de cette idée de génie me sauterait aux yeux et je serais mortifiée. Mais il me semble avoir eu, assez récemment donc, l'idée qui structurera mon prochain livre, qui ne paraîtra pas dans un futur proche, qui sera publié sous mon nom, Emmanuelle Bayamack-Tam, et pas sous mon pseudonyme de Rebecca Lighieri. Ça, ça se décide très en amont. J'ai cette idée, je sens qu'elle va me demander beaucoup de travail, mais c'est vrai qu'elle est venue à la fois comme une illumination, dont vous parliez tout à l'heure, et en même temps comme l'aboutissement logique de tous les textes que j'ai pu écrire jusqu'à présent. C'est pour ça qu'elle a ce caractère d'évidence, à quoi on reconnaît souvent les bonnes idées. Et en même temps, si ça se trouve, et sans m'en rendre compte, c'est quelque chose qui sera très banal et sans grand intérêt. Mais je préfère ne pas en parler, ne pas me donner le ridicule d'en parler. Mais j'ai eu ce flash.
Je comprends. En plus, nous sommes vendredi 13.
Génial !
Je ne sais pas si vous êtes superstitieuse.
Oui, je suis extrêmement superstitieuse. J'ai mes grigris, j'ai mes superstitions, j'ai mes petits rituels propitiatoires, mais je me suis aperçu assez récemment qu'ils ne marchaient absolument pas. Et pourtant, je m'y cramponne et j'y tiens. Mais on en reparlera quand vous me parlerez de mon nombre fétiche.
Ce qui me reste de l'enfance, c'est un noyau de chagrin et de colère. Je pense d'ailleurs qu’il est la raison pour laquelle j'écris.
#5 Que préférez-vous faire par-dessus tout ?
J'hésite entre lire et écrire, qui sont quand même mes deux activités principales. En même temps, j'aime aussi voir des gens, je ne suis pas non plus d'une misanthropie absolue. J'aime danser, écouter de la musique, mais quand même, les deux choses que je préfère, je pense que ça reste lire et écrire, à part égale. Je ne sais pas ce que je préfère en fait. J'aime l'alternance des deux.
L'un ne va pas sans l'autre, disons.
C'est ce qu’il me semble. Et pourtant, il y a parfois des autrices et des auteurs qui écrivent comme s'ils n'avaient jamais lu quoi que ce soit et qui du coup, enfoncent des portes ouvertes. Ça me semble très dommage. Moi, je comprendrais mal qu'on ait envie d'écrire... Enfin, si, je peux comprendre qu'on ait envie d'écrire sans avoir vraiment lu ou beaucoup lu, parce que parfois, ça répond à des urgences intimes. Ça, ça me parle et je le comprends tout à fait. Mais en revanche, il me semble quand même qu'il faut être lectrice et lecteur pour écrire. J'en fais peut-être une condition sine qua non stupide, mais pour moi, vraiment, c'est complètement corrélé.
Vous ne faites pas partie des auteurs qui ne pratiquent pas la lecture quand ils écrivent ?
Ça aussi, je peux le comprendre, parce que le temps de l'écriture, peut-être qu'ils n'ont pas envie d'être parasités ou d'être sous influence. Mais moi, je continue à lire pendant que j'écris et souvent d'ailleurs, les lectures que je fais pendant ce temps vont nourrir l'écriture, vont m'inspirer. C'est quand même ces phases, pour moi en tout cas, quand je suis lancée dans l'écriture d'un texte long, des phases où on est très poreux à tout ce qui peut survenir. Et moi, il m'arrive souvent, quand je suis dans l'écriture d'un roman, de tomber sur des choses chez d'autres auteurs, d'autres autrices qui vont faire sens et nourrir l'écriture, que je vais noter, qui vont peut-être se retrouver dans mon texte d'ailleurs, parce que je ne me prive pas de citer ou de me référer à d'autres autrices et auteurs. Donc non, je ne suspends pas la lecture le temps de l'écriture. D'abord, ce serait absurde puisqu'il me faut bien un an et demi, deux ans pour écrire, pour achever un roman, un récit. Donc, si je me privais de lire pendant ce temps-là, je serais très malheureuse.
#6 Qu'est-ce qui provoque l'ennui chez vous ?
La conversation. Dès qu'elle dure plus de quinze minutes, je m'ennuie. Je tire très vite tout le plaisir que je peux retirer d'une conversation. Donc, je m'ennuie assez vite dans les dîners, par exemple. Je m'ennuie aussi beaucoup pendant les discours. Je déteste écouter des discours. Bizarrement, je n'aime pas tant parler que ça, et je n'aime pas tant écouter que ça non plus. Donc, à moins d'être vraiment avec des gens très proches, je m'ennuie très vite quand il s'agit juste de parler et d'écouter parler. Désolée.
Si vous êtes très à l'aise dans le silence et dans la nuit, ça me paraît plutôt…
Ça vous paraît logique ? Après, j'ai un seuil de tolérance à l'ennui qui est assez bas. Et en même temps, comme j'ai toujours la ressource et la possibilité de lire, je m'ennuie assez peu dans la vie. Mais l'ennui pourrait survenir très vite.
On va l’affronter, je n’ai pas peur.
Non, là, ce n'est pas pareil. C'est un entretien, on parle de choses qui me tiennent à cœur. Non, n'ayez aucune crainte.
#7 Que vous reste-t-il de l'enfance ?
Très bonne question, parce que j'y ai beaucoup pensé récemment. Très clairement, ce qui me reste de l'enfance, c'est un noyau de chagrin et de colère. Je pense d'ailleurs qu’il est la raison pour laquelle j'écris. Récemment, j'ai eu la crainte, la crainte absurde que finalement, comme ce chagrin et cette colère s’amenuisent, parce que l'enfance s'éloigne, parce que finalement, ça fait maintenant des années que je suis très heureuse, je me suis dit : Mais au fond, dès que ça aura disparu, tu vas cesser d'écrire, puisque c'est ça qui alimente ton écriture, ce chagrin, cette colère, ce sentiment d'humiliation ou le sentiment d'avoir été, d'une certaine façon… pas maltraitée, parce que ce serait un bien grand mot… Mais j'ai peur, finalement, qu'une fois ce noyau disparu, l'écriture se tarisse. Mais il me reste autre chose de l'enfance aussi, et je pense que ça se voit dans ce que j'écris. J'ai souvent des personnages de petites filles ou de petits garçons, ou ni fille ni garçon d'ailleurs. Je pense qu'il me reste beaucoup de choses et en même temps, je tiens l'enfance très à distance et je n'ai pas du tout envie de la fétichiser. C'est quelque chose que je fais dire à une de mes héroïnes, il me semble, peut-être dans La Treizième heure : On est enfant de 0 à 15 ans, disons, et puis après, on a tout le reste de son existence pour dépasser l'enfance, pour en faire quelque chose, pour surmonter ou pour oublier. Je suis assez vite agacée aussi par le discours qui consiste à tout faire remonter à des traumas d'enfance et à fétichiser en quelque sorte cette période, à l'idéaliser ou à la dramatiser. Je suis un peu dans l'ambivalence par rapport à cette période. À la fois, j'ai l'impression de m'y intéresser, à la fois, j'ai l'impression que ça ne m'intéresse pas tant que ça. Je sens bien que ce discours est très confus, mais je l'assume comme tel.
Pas du tout. En plus, j'ai deux mots à vous dire, car j'ai achevé la lecture cette semaine de votre premier roman Rai-de-cœur. Il s’agit du regard d’un enfant. D'ailleurs, je vous le montrerai, il y a une dédicace pour un homme qui partait à la retraite. Bref, il y a une phrase, à un moment, le personnage dit : “J'ai 14 ans et encore beaucoup trop de temps à vivre…”
Je ne me rappelle plus cette phrase, mais si vous la retrouvez…
Je trouvais ça amusant, de passer du Club des enfants perdus à ça. Cette idée, effectivement, qu’après 14 ans, ce n'est pas le même temps.
Oui, ce n'est pas le même temps, ça va être beaucoup plus rapide et peut-être beaucoup moins énergique, un peu plus terne. Oui, j'ai vraiment le sentiment qu'il y a une déperdition qui se fait entre le temps de l'enfance, qui est ce qu'il est, qui peut être saccagé, comme je le montre souvent dans mes romans, mais où il y a quand même une sorte d'intensité, où on est beaucoup plus à vif, où d'ailleurs tous les chagrins sont intenses, toutes les joies le sont aussi. J'ai l'impression qu'ensuite, il y a des strates et des strates et des strates, qui vont nous isoler de cette flamme, de ce noyau d'intensité. Vous avez retrouvé la phrase ?
Je l’ai : “J'ai 14 ans et trop de temps à vivre devant moi. Reprenez-le, je ne sais pas quoi en faire, tous mes états me sont insupportables.”
(Rires) C'était déjà très dépressif, comme propos. Après, le début, le tout début de Rai-de-coeur, donnait le ton. Je ne sais pas si vous vous rappelez. Je vais vous le relire.
“Je ne savais pas que la vie serait aussi triste. Je jure que je ne le savais pas. Je jure que jusqu'à ces temps derniers, je conservais encore l'espoir que tout s'arrangerait, pour peu que je fasse en moi je ne sais quelle table rase, pour peu que je trouve je ne sais quelle clé à l'ordre du monde. Je jure que si j'avais su, je n'aurais pas pris toute cette peine pour me donner un peu de plaisir. Pas plus que je n'aurais cherché aussi frénétiquement à me cultiver, à me mouvoir, à me grandir. Mais voilà, je ne savais pas, ou plutôt à chaque fois que j'ai eu la prescience de cette tristesse, elle s'est trouvée irrémédiablement submergée par la houle joyeuse de la jeunesse.”
(Premières lignes de Rai-de-cœur, premier roman d’Emmanuelle Bayamack-Tam paru aux éditions P.O.L en 1996)
J'ai lu jusque-là parce que je voulais quand même qu'on en arrive à la “houle joyeuse de la jeunesse”. Et j'ai lu aussi tout ce passage parce que je sais, ou je crois savoir, que c'est ce début de récit qui a beaucoup frappé Paul Otchakovsky-Laurens (éditeur et fondateur des éditions P.O.L), qui a fait que je me suis retrouvée dans son bureau et qu'il a décidé de me publier. Je crois que c'est vraiment l’incipit de Rai-de-cœur qui a été pour lui très déterminant. Il savait, il m'a dit par la suite que... Bien sûr, il a lu la suite, il a lu le reste, mais il m’a dit qu'il a su dès les premières lignes qu'il voulait me publier.
C'est intéressant parce que je relisais dernièrement Truismes de Marie Darrieussecq.
Publié la même année et on a le même âge, à peu près.
Là, l’incipit s’adresse directement à l'éditeur. Et ce qui me frappe aussi avec cette époque, pour tout vous dire, c'est la taille. C’est un premier roman de 1996, il y a une force, une vitalité, il y a quelque chose, moi, qui me saisit. Aujourd’hui, les premiers romans sont beaucoup plus conséquents. J'ai lu beaucoup de premiers romans des années 90. Ce sont des petits livres. Là, on est à moins de 150 pages. Aujourd'hui, on est très rarement en dessous de 200.
D'accord. Ce qui est drôle, c'est que Rai-de-cœur, c'est clairement le plus bref de mes récits. Et depuis, mes romans sont beaucoup plus longs, peut-être un peu trop long d'ailleurs. Moi, je dis souvent que je n'aime pas les petits livres, je n'aime pas les livres courts. Et en même temps, je dis ça pour être démentie : si un livre court me prend par la main, je suis ravie.
C'est vrai que c'est quand même génial.
Quand on compare Le Club des enfants perdus avec Rai-de-cœur, c’est sûr.
Oui, mais il nous en reste quelque chose de très dessiné dans les deux cas.
Tant mieux.
Pour tout vous dire, moi, c'est ce que j'aime. Qu'est-ce qu'on retient six mois, un an après la lecture, quelle image ? C’est comme un film. Parfois, on voit un film qui n'est pas forcément bon, mais il nous restera une image, une scène, une bonne idée, une musique. Je trouve que les trois parties dans Le Club des enfants perdus, c’est vraiment une trouvaille. Souvent, on oublie même si c'était à la première ou à la troisième personne. C'est quelque chose que je note ces dernières années. Là, ce twist qui s'opère, c'est tellement marquant, ça reste, je trouve cette impression assez prodigieuse.
Moi, c'est assez simple : tous mes romans sont écrits à la première personne du singulier. Pour le premier Lighieri, j'avais essayé un récit à la troisième personne et je l'ai arrêté au bout d'une vingtaine de pages, j'ai tout réécrit à la première personne du singulier. Parce que je trouve que ça crée une immédiateté, une empathie, aussi bien chez moi quand j'écris, que chez la lectrice ou le lecteur, quand il ou elle lit. Donc pour moi, c’est toujours ce dispositif-là.
Oui, qui fonctionne parfaitement. En tout cas, quelqu’un aura lu votre premier roman cette semaine, Rai-de-cœur.
Oui, les éditions POL l’ont d’ailleurs re-publié dans leur collection de poche avec une très belle illustration de couverture. C'est l’artiste Edi Dubien, oui, de nouveau. Il ne l’a pas réalisée spécifiquement pour ce livre, mais c'est moi qui l'ai choisie parmi les multiples dessins d'Edi Dubien.
Racontez-nous, quelle est l'illustration qui a été choisie ?
J’ai découvert Edi Dubien assez récemment et j'aime beaucoup son travail. Il y a une monographie de lui en ce moment au Musée de la Chasse et de la Nature, en tout cas allez-y. Moi, je vais le faire incessamment. J'avais été très frappée par la façon dont, dans ses dessins, faune, flore et être humain se mêlent. Ce sont essentiellement de très jeunes garçons qu’il représente, avec des insectes, des feuilles, des animaux. Et la couverture que j'ai choisie pour Rai-de-cœur, c'est une biche ou un faon avec des petites bottines rouges. Et quelques années plus tôt, pour La Princesse de., j'avais aussi choisi un dessin d'Edi Dubien, un jeune garçon couronné. Pour La Princesse de., une tête couronnée, ça me semblait aller de soi. Je pense que ce qui m'intéresse chez lui, c'est qu'il travaille sur la fluidité, il travaille sur la métamorphose, là encore, sur cette porosité qui existe entre les espèces. Il est vraiment antispéciste et je crois que c'est ça qui m'intéresse, entre autres, chez lui.
#8 L'œuvre, l’artiste ou la discipline qui vous a ouvert sur le monde ?
Je pense qu’enfant, j'avais un rapport poétique au monde, mais je n'ai pas souvenir d'une œuvre qui m'ait fait l'effet d'une révélation ou d'un coup de massue. Ça s'est fait progressivement.
Paul Otchakovsky-Laurens - Crédits photo : Franck Ferville / Agence VU
#9 À qui, à quoi, devez-vous votre réussite ou votre reconnaissance ?
D'abord, si on parle de réussite professionnelle, enfin, littéraire, la mienne est vraiment très relative à des rencontres, très certainement. Des rencontres qui m'ont décentrée, des rencontres qui ont fait que, même si j'avais déjà quitté Marseille, quitté mon milieu d'origine, j'ai fréquenté des gens que finalement, je n'aurais pas été amenée à fréquenter si j'étais restée à Marseille et si j'avais évolué dans les mêmes sphères. Donc je pense qu'il y a des rencontres qui m'ont confrontée à des formes d'altérité maximales, même si je n'ai pas du tout envie de préciser avec qui. Mais je pense que, heureusement, je suis sortie des rails dans lesquels j'aurais dû rester. Et ça, ça s'est fait par plusieurs rencontres successives. Mais peut-être aussi que je suis allée vers ces êtres avec la prescience de ce qu'ils allaient m'ouvrir et m'offrir. Mais il y a eu comme ça, coup sur coup, des rencontres décisives qui font qu'aujourd'hui, je ne vis pas forcément là où je devrais vivre, je ne fréquente pas forcément les gens que je devrais fréquenter. Et je suis très heureuse de ce décentrage, de ce voyage et de ce métissage. »
Sans fracturer cet intime, à propos des rencontres, pouvez-vous nous parler de P.O.L. ?
Oui, bien sûr, qui a été vraiment une rencontre décisive. En 1996, j'ai envoyé le manuscrit de Rai-de-cœur à Paul Otchakovsky-Laurens, qui ne m'a pas répondu immédiatement. Je crois qu'ils étaient en plein déménagement et quittaient la Villa d'Alésia pour la rue Saint-André-des-Arts. Bref, j'avais un peu oublié. Il m'a appelée quelques semaines plus tard, peut-être un mois plus tard, je n'en sais rien. J'ai mis du temps à comprendre que ça n'était pas un éditeur scolaire qui me démarchait, mais que c'était P.O.L.
Ensuite, il m'a donné rendez-vous dans son bureau, il m'a présenté les gens avec qui il travaillait à l'époque, Frédéric Maria et Thierry Fourreau en particulier, Jean-Paul Hirsch, bien sûr. Paul Otchakovsky-Laurens a été plus qu'un éditeur, ça a été un ami. C'est quelqu'un sur la fidélité de qui je savais que je pouvais compter. C'est quelqu'un qui, finalement, m'a toujours dit qu'un jour, je rencontrerais un public, que j'aurais des lecteurs, sachant que finalement, il est mort avant que ça ne se produise vraiment. Il est mort en janvier 2018, au moment où je commençais un peu à m'installer dans le paysage. Pour lui, de toute façon, c'était très secondaire tout ça, le succès commercial, les tirages, les ventes.
Il aimait mes textes, il me le faisait savoir. Chaque fois que je lui soumettais un nouveau texte, il me disait que c'était “sensationnel”. C'était son mot fétiche, mais je pense qu'il le disait à toutes ses autrices, à tous ses auteurs, mais peu importe. Je sentais beaucoup de fidélité, de loyauté, d'estime pour mon travail à un moment où j'étais assez fragile, finalement, sur ce terrain-là. C'était un homme, lui aussi, sensationnel, humainement parlant. C'est quelqu'un avec qui j'ai fait beaucoup de fêtes. C'est quelqu'un qui était très libre, très généreux, très honnête, très intègre, très intelligent. Toutes les qualités qu'on peut attendre d'un éditeur. Et sa disparition, brutale, nous a tous beaucoup, beaucoup attristés. Je pense que c'est un des plus grands chagrins de ma vie. Et notre chance dans ce malheur, ça a été que Frédéric Boyer prenne la relève, qu'il ait été désigné, pressenti par Paul lui-même et que la maison puisse se relever, et que le travail de Paul soit poursuivi. En même temps, Frédéric n'est pas Paul, c'est très bien comme ça, mais c'est lui aussi quelqu'un d'intègre, d'intelligent, de festif, de chaleureux. J'ai beaucoup de chance, finalement. Mes deux éditeurs ont été, sont, deux hommes exceptionnels. Sensationnels.
#10 À quoi vous sert l'art ?
Je vais un peu botter en touche parce que je ne sais pas à quoi me sert l'art. Finalement, on ne sait pas à quoi sert l'art. C'est marrant qu'on n’ait toujours pas trouvé de réponse à cette question pourtant essentielle. Et d'une certaine façon, on ne sait pas non plus à quoi sert le rêve, le rêve nocturne. Il y a beaucoup de théories, mais on ne sait pas quelle est la fonction du rêve. Et en même temps, tout le monde rêve. L'art, j'ai l'impression que c'est un peu la même chose. On n’en cerne pas bien l'intérêt ni l'utilité. Et pourtant, on a tous ce besoin d'art irrépressible. Assez récemment, j'ai revu les images d'un discours de Harry Belafonte. Un discours qu'il a tenu pendant un meeting de Martin Luther King, je pense, un meeting de lutte pour les droits civiques. Il disait que pour lui, l'art, ça permettait aux sociétés de se représenter, que ça donnait aux sociétés une image d'elles-mêmes. C'est une définition un peu vague, une fonction un peu vague, mais il y a peut-être quelque chose de cet ordre. Peut-être que nous, artistes, quelle que soit notre pratique, peut-être qu'effectivement, nous tendons à la société un miroir de ses rêves, de ses hantises, de ses craintes, de ses angoisses, de ses indignations. Mais c'est vraiment très vague. Alors après, à quoi me sert l’art, à moi ? C'est difficile de répondre. Peut-être à amenuiser ce noyau de chagrin dont je parlais tout à l'heure, mais ce n'est même pas sûr, parce que vraiment, prêter à l'art une fonction thérapeutique, ce serait très réducteur et finalement très inexact. Je n'ai pas de réponse à cette question essentielle.
Je comprends. C'est vrai qu’une des pistes peut être que l’art sert à se regarder.
Oui, collectivement et individuellement.
#11 Croyez-vous au hasard ?
Je ne vais pas répondre à cette question parce que je ne comprends pas du tout ce que ça veut dire, le hasard, donc je ne peux pas vous répondre.
Vous disiez que vous étiez un petit peu superstitieuse quand même.
Oui, on peut aller sur le terrain des superstitions. Moi, j'ai beaucoup de talismans, j'ai beaucoup d'objets que je trimballe. Un marron que j'ai trouvé à Berlin il y a quelques années, un galet sur une plage grecque… J'ai tout ça dans mon sac et j'ai l'impression que ça me protège. Et je cherche beaucoup quand je marche en ville, ou en forêt ou dans la montagne, je cherche toujours des choses. En particulier, je cherche deux objets. Je cherche des plumes de geai. Je ne sais pas si vous savez à quoi ressemblent les plumes du geai bleu. Les plumes du geai bleu sont de toutes petites plumes rayées de bleu et de noir, très belles. J'en ai trouvé trois ou quatre fois dans ma vie et à chaque fois que j'en ai trouvé, ça a inauguré des périodes fastes pour moi. Donc parfois, ça marche quand même les talismans. Et puis, je cherche aussi, et j’en trouve plus rarement, des trèfles à quatre feuilles, parce que ça existe. Et là, j'en ai trouvé un récemment. Sachant que quand vous en trouvez un, en général, il y en a d'autres, donc j'en ai trouvé plusieurs. Sauf que pour le coup, ça n'a pas marché, ça n'a pas ouvert de période particulièrement heureuse ni faste. Donc les grigris, les talismans, parfois ça marche, parfois ça ne marche pas. Moi, en tout cas, j'en ai et je maintiens ma croyance, en dépit des démentis successifs que j'ai vécus.
Vous portez autour du cou un coquillage que moi, je qualifiais, enfant, de « coquillage porte-bonheur ».
Oui, c'est un cauri. De toute façon, j'ai toujours des coquillages sur moi, là encore. Et souvent des cauris aussi. D'abord parce qu'ils ont quelque chose de très érotique, ces coquillages. On dirait vraiment des petites vulves. Et puis, oui, les cauris, ça remonte vraiment à l'enfance, parce qu'en fait, il y en a même sur les plages françaises, de tout petits cauris.
Oui, moi je les cherchais en Bretagne.
Oui, il y en a en Corse aussi, sachez-le, à Marseille… J’ai toujours un coquillage sur moi. Là, je l'ai autour du cou, jusqu'à ce que... Comme c'est vraiment de la camelote, je pense que l'anneau va me lâcher sous peu, mais je le remplacerai par un autre coquillage.
Et ça a des vertus porte-bonheur ?
Oui, le cauri, je crois qu'on lui prête des vertus dans pas mal de cultures. Moi, en tout cas, pour ce qui est des bijoux, je suis très fidèle. J'ai toujours les mêmes. J'ai toujours un collier de corail, une bague en corail, une bague avec une perle et une bague Jul (rappeur marseillais). C'est invariable. Tous les jours de ma vie, je les porte. Voilà encore une façon de se barder de porte-bonheurs, de fétiches et de talismans.
#12 quel est votre numéro ou nombre fétiche ?
Oui, c'est le 13, donc je suis très heureuse qu'on soit le vendredi 13.
J'ai assisté à un séminaire en visio, il y a quelques jours. C'est une étudiante tunisienne qui travaille sur mes romans et elle faisait remarquer, et me faisait remarquer aussi puisque j'assistais au séminaire, que le chiffre 13 est très présent dans mon œuvre. Il y a d'abord mon roman La Treizième heure. Dans un de mes romans jeunesse qui s'appelle Eden, la ville imaginaire dans laquelle se transporte la narratrice s'appelle Trèze. J'ai même des personnages qui s'appellent Treize dans des textes qui sont inédits. Je me rappelle avoir un personnage qui s'appelait Thérèse, mais qu'on appelait “Thrèse”. Le treize revient très souvent sous une forme ou une autre dans ce que je peux écrire.
Et Marseille, évidemment.
Et Marseille, évidemment. Et sachez que depuis peu, j'habite au 13, rue…
#13 Quel est votre signe astrologique et qu'en pensez-vous ?
Je suis Poissons et autant j'ai l'impression de ne pas du tout croire à l'astrologie, de ne pas du tout y adhérer, de moins en moins, de toute façon. Mais en même temps, j'ai toujours été sensible au fait que le Poissons, c’est un signe d'eau. Et je vous ai parlé de la mer tout à l'heure, mais c'est quand même un élément dans lequel je me sens bien, je me sens heureuse. J'aime la mer, j'aime la rivière, j'aime le fleuve, j'aime nager et plonger. Et je suis sensible aussi au fait que ce soit un signe double. Il n'y en a pas des masses, je pense. Il y en a trois ? Je me sens quand même assez double, assez duelle et j'aime tout ce qui relève de l'ambivalence. Je ne crois pas à l'astrologie, mais je viens de vous montrer que j'y croyais un peu quand même et que j'étais très contente de ce signe.
J'ai un petit truc à vous proposer, c'est de gratter un Astro.
Génial ! Je vais le faire en direct, là ? Et si je gagne l'argent, je le garde ? Génial. Il faut gratter quoi ? … Alors le Poissons est “réfléchi, spirituel, flexible, affectueux”… Non, il n'y a rien. Allez, on a une dernière chance avec ce bonus. … J'ai bien peur que nous n'ayons rien du tout, absolument pas. Pas de chance.
(Nous découvrons que le jeu est perdant…)
Quel dommage.
Voilà, mon cauri ne m'a servi à rien. Mais c’était une bonne idée. Je suis ravie d'avoir gratté. Chose que je ne fais absolument jamais, que je m'interdis.
C'est vrai ? C'est pour ça, c'est limité, c'est juste un seul et c'est vendredi 13, on peut se le permettre.
#14 Avez-vous confiance en l'avenir ?
Tiens, question difficile. Pas trop, en fait. Je me demande si de mon vivant, je verrai les choses s'améliorer. Je parle sur le plan collectif, parce que pour ce qui est de mon avenir à moi, je n'ai pas trop d'inquiétude. Et j'ai quand même une bonne partie de ma vie derrière moi. Si ça devait s'arrêter aujourd'hui, ce serait triste, je le déplorerais, mais ce ne serait pas un drame. Mais pour ce qui est de l'avenir des jeunes générations, oui, je suis quand même un peu circonspecte. À moins de beaucoup d'intelligence et d'un sursaut collectif, j'ai bien peur que nous n’allions dans le mur. Donc pas très confiante, non. Le Club des enfants perdus, je l'ai écrit précisément avec cette inquiétude, cette angoisse et ce pessimisme qu'on peut éprouver par rapport aux prochaines décennies. C'est un livre qui est vraiment nourri d'inquiétudes et de compassion pour la jeune génération.
Oui, Rebecca (Lighieri) a ses goûts qui ne sont pas ceux d'Emmanuelle.
Quel est votre bien le plus précieux ?
Je dirais un geai empaillé. Je vous parlais des plumes de geai tout à l'heure. On m'a offert, il y a quelques années, oui, un très bel oiseau empaillé. De toute façon, j'aime les animaux empaillés, j'en ai plein, mais celui-là, j’y tiens d'autant plus qu'il m'a été offert par deux personnes que j'aime et je pense que ça leur a coûté. Parce que pour eux, la taxidermie, c'est vraiment un centre d'intérêt macabre. Je l'assume comme tel. Et donc, j'ai ce geai. Je pense qu'en cas d'incendie, je le sauverais avant tout.
#15 Marcel Proust, Rihanna ou David Bowie ?
Bowie, je reconnais une œuvre géniale, un artiste exceptionnel, mais ça me laisse assez froide. Pourtant, c'est ma génération. J'ai grandi avec les chansons de Bowie, mais en fait, ça ne m'intéresse que très moyennement. Rihanna me séduit davantage, mais Rihanna, c'est un produit pour moi. J'ai peu d'estime pour elle en tant qu'artiste. Je la trouve très belle, très sexy, très maligne, mais on ne peut pas dire qu'elle me touche énormément. Elle me séduit, ça oui, ça marche sur moi.
Mais Proust, bien sûr, que j'ai lu assez jeune et que j'ai beaucoup aimé dès le départ, mais que j'ai relu il y a une dizaine d'années, collectivement, avec quatre amis. On a fondé ce qu'on appelle très modestement le Club Proust. Bon, j'imagine que des clubs Proust, il y en a pas mal. Il y a les amis de Proust, mais nous, on est mieux que les amis de Proust. Il y a quelques années, avec des amis qui étaient aussi des collègues, c'est-à-dire qu'on était tous les cinq enseignants dans le même lycée du Val-de-Marne, on s’est dit : Allez, on va relire ensemble la Recherche du temps perdu. Ça nous a pris un an et c'était extraordinaire.
D'abord parce qu'on en parlait tout le temps, y compris pendant les récréations, quand on arrivait à se croiser. On partait en week-end ensemble pour en parler. On a clôturé notre lecture collective de la Recherche ensemble au bord de la mer. Ce n'était pas en Normandie, malheureusement, mais en Bretagne. On a la prétention même d'avoir trouvé des choses dans ce texte. Et je vous disais tout à l'heure que la conversation m'ennuyait, mais quand on parle de livres, là, je ne m'ennuie plus du tout et je peux tenir la nuit entière. Ça nous est arrivé de passer la nuit à lire des passages et à les commenter. Et par ailleurs, je dis souvent qu'en matière de roman, les auteurs que j'aime sont des auteurs qui, entre autres, sont très drôles.
Et Proust, c'est très drôle. Je ne suis pas la première à le dire, ni la seule. Donc Proust plutôt que Bowie, Proust plutôt que Rihanna, évidemment. Œuvre profuse, œuvre généreuse, œuvre exubérante, œuvre bizarre aussi. Personne ne lui ressemble. Personne n'a fait comme lui, ni avant ni après. Et œuvre qui se prête, je le répète, à la lecture collective et partagée. Ce qui était très drôle aussi avec ce club Proust, dans le lycée où nous nous sommes lancés dans l'aventure, c'est que ça suscitait beaucoup d'intérêt de la part de nos collègues, y compris ceux qui n'étaient pas profs de lettres, puisque nous, on était tous profs de lettres, y compris ceux qui n'aimaient pas beaucoup la littérature. Je crois que certains se sont lancés aussi ou en tout cas nous écoutaient en parler avec fascination, parce que Proust, qu'on l'ait lu ou pas, appartient vraiment au patrimoine. Je pense que même sans l'avoir lu, on sait des choses. Évidemment, la madeleine, mais pas seulement. À la fois, c'est une œuvre qui impressionne et qui effraie, en même temps qui fascine et qui attire.
Vous avez lu deux fois la Recherche ?
Oui, une première fois seule. J'ai beaucoup aimé. Puis finalement, peut-être que je n'y ai pas compris grand-chose, mais je savais déjà que j'aimais. Et puis voilà, on l'a relue.
Est-ce que vous l'avez lue en Quarto ?
On n'avait pas les mêmes éditions, ce qui était pas mal d'ailleurs, parce que je pense que certains l'avaient en Pléiade, avec des notes intéressantes. Moi, je trimballais plutôt mes Folio, il me semble.
(…)
Sachez qu'ensuite, en plus, on a continué en... vous allez très vite comprendre le principe. On a continué en se fixant une œuvre culte par an, une œuvre culte difficile, c'est-à-dire une œuvre culte qu'on n'avait pas réussi à lire ou alors qu’un des membres du club avait lue, mais pas les autres. À votre avis, par quelles œuvres culte on a continué ? Quels sont les romans notoirement difficiles, obscurs et en même temps culte ? Qu'est-ce qu'on a lu ensemble à votre avis ? Je pense que vous allez deviner. Faites des hypothèses. Des livres difficiles.
Je pense à Guerre et Paix.
Alors Guerre et Paix, on y a pensé, mais on ne l'a pas lu ensemble. Non, plus difficile, plus ardu, plus obscur, plus hermétique, sur lequel tout le monde se casse le nez : Ulysse. Qu'on a réussi à lire et qu'on a terminé à Dublin.
Vous avez toute mon admiration.
Oui, on a lu Ulysse ( de James Joyce). Après, je ne suis pas sûre qu'on ait tout compris, mais le terminer à Dublin, ça a donné vraiment son sens à cette lecture. Parce que là-bas, Joyce est partout. C'est fou. On est même tombés sur une lecture collective en espagnol, un prof avec ses élèves lycéens de Madrid qui lisaient dans la rue des extraits du livre en espagnol. Et puis le fait de se balader dans la ville, de retrouver les endroits dont parle Joyce. Et ensuite, encore une œuvre très difficile, germanophone, L'homme sans qualités de Robert Musil. Pareil, on l'a lu ensemble et on a terminé à Vienne. Ensuite, on a lu Les Essais, Les Mémoires d'outre-tombe… On l’a terminé à Saint-Malo, sur le Grand-Bé. Mais ensuite, le club s’est un peu séparé, parce qu'on n'était plus dans le même établissement, que c’était difficile de maintenir le rythme de lecture. Le Club Proust existe toujours, mais on ne lit plus ensemble.
#16 Avez-vous peur de la mort ?
Oui, et de plus en plus. Plus de la mort des autres que de la mienne, mais la mienne aussi. En tout cas, c'est fou comme on passe d'un âge où on y pense peu, où on se sent immortel, où on a l'impression que ça ne peut pas non plus toucher nos proches, à part évidemment la génération des grands-parents. Moi, j'avais très peur de la mort de ma grand-mère, évidemment, comme tous les enfants. Mais là, ça devient vraiment très présent. Je vois disparaître des proches. Donc j'y pense. Mais oui, j'ai surtout peur de la mort des miens, évidemment.
#17 En compagnie de qui aimeriez-vous vous retrouver dans l'au-delà ?
J'ai la conviction, de toute façon, que je retrouverai ceux que j'ai aimés dans l'au-delà, que ça ne peut pas s'arrêter comme ça, qu'une architecture aussi subtile, aussi complexe, que le psychisme humain, ne peut pas tout à coup cesser d'être. Ma conviction indéboulonnable, c'est que je retrouverai au moins ceux que j'ai envie de retrouver. Mais par ailleurs, c'est vrai que dans l'au-delà, j'aimerais bien retrouver mes frères et sœurs en littérature, mais ça, je l'ai souvent dit. J'aimerais bien retrouver Baudelaire, Ovide, Shakespeare, Virginia Woolf, Emily Dickinson. Et peut-être qu'on aurait une espèce de langue universelle qui nous permettrait de converser ensemble. Et pour une fois, je pense que je ne m'ennuierais pas.
Ça pourrait être bien de fonder un club de lecture posthume, pour leur dire tout ce qu’ils ont raté.
Oui, et pour leur dire à quel point je les ai mieux compris que quiconque.
Un geai des chênes. © Sylvain Cordier / Biosphoto / Biosphoto via AFP
#18 Votre musique d’enterrement ?
Ma playlist ne cesse de s'allonger. Heureusement, mes proches me connaissent assez bien pour que je n'aie pas besoin de laisser des directives en la matière. Mais j'hésite beaucoup quand même entre du Eros Ramazzotti ou du Dalida. “Mourir sur scène”, ça me plairait assez. Mais je n'aimerais pas mourir sur scène. De toute façon, je détesterais ne serait-ce que monter sur scène. Mais cette chanson, j'ai toujours dit qu'on la jouerait à mon enterrement. Ça peut encore changer.
Pas de Marvin Gaye ?
Non, pas de Marvin Gaye, même si je l'aime énormément.
#19 Trois choses à voir dans une vie ?
C'est impossible, ça va être un choix du jour.
Oui, je crois que vous avez vu un film dernièrement au cinéma.
The Substance ? Oui, bien sûr, allez-y, courez-y, si ce n'est pas déjà fait. Je ne m'attendais à rien. D'ailleurs, je ne l'ai même pas vu en salle, honte à moi. Je ne sais pas comment j'ai fait, parce que je ne maîtrise pas ce genre de choses, mais on l'a vu sur notre écran, mon conjoint et moi. Mes filles me disent que ça gagne à être vu sur grand écran. Alors c'est à la fois une expérience éprouvante, parce que moi, je ne connais rien au “body horror”, là, j'ai vu ce que ça signifiait. Mais je maintiens que c'est un film très féministe. Il y a beaucoup de dérision par rapport à la façon dont les hommes voient les femmes et puis cessent de les voir dès qu'elles passent un certain âge. C'est très cruel et très beau. Il y a le personnage du voisin, par exemple, qui flashe sur... J'ai oublié leurs prénoms. En tout cas, c'est un film très cruel, très fort. Je crois qu'on lui a reproché des emprunts à toutes sortes d'autres films, mais moi, je trouve que ça reste une œuvre personnelle et singulière et j'ai adoré. Ce n'est peut-être pas ce que j'aurais conseillé, mais... comme film récent, The Substance, c’est parfait. Après j’ai aimé Miséricorde de Guiraudie, évidemment. J’ai aimé la Palme d’or, Anora, que j’ai trouvé géniale. Oui, je conseillerais plutôt Miséricorde de Guiraudie parce que c'est quand même peut-être plus singulier, Guiraudie. Lui aussi, il arrive à rendre désirables des corps, des visages qui ne le sont pas a priori. Il s'intéresse comme moi au corps vieillissant, délabré, aux gens qui ne sont pas immédiatement beaux et sexy. Ça, c'est quelque chose qui me parle et qui me touche. Et puis, le discours du prêtre... J'engage tout le monde à aller voir ce film, il fait dire à un curé de campagne des choses complètement étonnantes. Le cinéma de Guiraudie ne ressemble à aucun autre. Et ça, c'est une très bonne raison pour aller voir ce film.
Et un livre ? Un coup de cœur ?
C'est bien de remettre en circulation des livres plus anciens. J'ai deux conseils de lecture suivant que je suis Emmanuelle Bayamack-Tam ou Rebecca Lighieri. Emmanuelle Bayamack-Tam, elle conseille Cosmos de Gombrowicz, qui est une espèce de roman policier, sauf que c’est une enquête sur rien, il ne s'est rien passé en réalité. On a pendu un moineau, on a fissuré un mur et le narrateur va enquêter sur ces petits signes extrêmement ténus. C’est un récit policier, mais un récit sur rien, un livre sur l'ennui, un livre sur tout ce qui finit par faire signe, un livre sur le désir aussi. C'est vraiment très, très fort, avec une langue très inventive. Alors moi, je ne lis pas le polonais, mais la traduction dans laquelle je l'ai lu est vraiment géniale. Donc, Cosmos de Gombrowicz, ça, c'est sûr. Et puis, en tant que Rebecca Lighieri, je conseille quelque chose de plus romanesque et de plus accessible, qui est Le Maître des illusions de Donna Tartt, un page turner qui a eu beaucoup de succès, qui est un roman de campus en fait, mais très fort et très subtil.
Je suis ravie qu'on ait aussi la recommandation de Rebecca.
Oui, Rebecca a ses goûts qui ne sont pas ceux d'Emmanuelle.
Et un morceau, un artiste musical ?
Là encore, je ne vais pas faire dans la pop culture parce que j'ai trop dit que j'aimais Sardou et Dalida. Je pense que c'est notoire. Là, en venant, j'ai écouté un concerto de Mozart, concerto pour flûte et harpe, que j'aime beaucoup, que j'écoute depuis l'enfance. J'aime beaucoup le dialogue entre la flûte et la harpe. C'est un morceau très joyeux et en même temps avec une espèce de mélancolie sous-jacente. C'est d'autant plus troublant — parce que je trouve ce morceau très beau, très réussi, et il est très connu — qu'il paraît que Mozart n'aimait pas la flûte et ne jouait pas de la harpe. Par ailleurs, la harpe était vue comme un instrument de salon un peu mondain, un peu réservé aux filles. Je me demande comment il a fait. C'est une œuvre de commande. Comment il a fait pour créer un morceau aussi génial, alors que finalement, ni la harpe ni la flûte ne l'intéressaient.
Rebecca, elle, serait plutôt du côté de Dalida et Sardou ?
C'est une cagole Rebecca, donc elle aime “Je viens du Sud” de Sardou, évidemment. Et elle aime Sardou envers et contre tout, malgré les mauvaises langues.
Elle n’écoute pas de rap ?
Je n'écoute pas de rap récent, même si je suis obligée d'en écouter. Je subis parce qu'on en écoute chez moi et j'en entends dans mon environnement immédiat. Le seul rap que j'écoute, c'est le rap de ma génération, finalement, j'écoute encore un peu IAM, un peu NTM. Mais non, je ne peux pas dire que j'aime le rap, je ne peux pas dire que j'y comprenne quoi que ce soit. Je trouve ça intéressant, mais je n'y connais pas grand-chose.
#20 Quel livre offrez-vous ?
J'offre donc ce fameux Cosmos de Gombrowicz. Moi, j'aime tout chez Gombrowicz, y compris son journal, y compris son théâtre. Je conseille à tout le monde de lire ou d'aller voir, si elle se joue, cette pièce désopilante, Yvonne, princesse de Bourgogne. Et Cosmos, dont je parlais tout à l'heure, qui est vraiment une œuvre étrange, inclassable. Souvent aussi, je lui pique des petites phrases, dont une qui est un peu mon mantra, qui est : “Je ne sais pas qui je suis, mais je souffre quand on me déforme”. Je ne sais même pas d'ailleurs où j'ai pris cette phrase. Je sais qu'elle est de Gombrovicz, mais je n'en ai pas retrouvé l'origine. J'aurais pu la mettre en exergue de quasi tous mes livres. Mais Cosmos, oui, livre fétiche pour moi, bien sûr.
Ce que j'adore, c'est qu’en ouverture, il y a quelques extraits de son journal, et il écrit : “Qu'est-ce qu'un roman policier ? Un essai d'organiser le chaos.”
Oui, voilà. C'est exactement ce qu'est Cosmos. C'est une très bonne définition du roman policier. Oui, Gombrovicz, c'est pour moi un modèle à plus d'un titre, parce qu'à côté de romans comme Cosmos, Pornographie ou Trans-Atlantique, qui sont quand même assez exigeants et assez hermétiques, il a écrit un livre qui s’intitule Les Envoûtés, qui est une sorte de roman gothique très réussi. Il l'a écrit sous pseudonyme et j'y ai beaucoup pensé quand j'ai moi-même pris le pseudonyme de Rebecca Lighieri. Les Envoûtés, c'est ce qu'il appelait un “bon mauvais roman”. C'est-à-dire qu'en fait, il voulait écrire un roman de genre, un roman populaire, mais qui soit bon. Et c'est ce qu'il a très bien réussi à faire avec Les Envoûtés, dont je vous conseille la lecture.
C’est noté. J'adore parce qu'en fait, il poursuit en disant : “C'est pourquoi mon cosmos, que j'aime appeler ‘un roman sur la formation de la réalité’, sera une sorte de récit policier.”
Oui, c'est un récit policier. C'est aussi un récit qu'on peut lire comme la métaphore de ce que fait l'écrivain. Quand il écrit, effectivement, il réorganise le chaos pour faire advenir un cosmos.
#21 Un conseil pour traverser la vie ?
Alors surtout pas. J’y ai réfléchi, et j'espère que ça ne va pas passer pour une forme de posture, mais je déteste tellement quand on me donne des conseils que je me garderais bien d'en donner à qui que ce soit. Là, je vais passer mon tour.
Ça peut être aussi un bon conseil de ne pas en donner.
(Rires) Oui, de ne pas en donner et ne pas en écouter. Même si là, je ne suis pas très honnête parce qu'en fait, il y a des conseils qu'on m'a donnés, que j'ai écoutés et que je suis très heureuse d'avoir écoutés. Mais a priori, je n'aime pas trop qu'on se permette de m'en donner.
#22 La maxime, la devise ou la citation qui ne vous quitte pas, ou qui vous guide.
Oui, il y en a une. Ce n'est pas tant qu'elle m'accompagne. Enfin c'est une maxime, du plus grand auteur de maximes qui, à mon avis, ait jamais existé, à savoir La Rochefoucauld. Et cette maxime, je l'écorche un peu en général, c'est : “Nous avons tous assez de force pour supporter les maux des autres.” Et en fait, j'y pense souvent, parfois dans des situations de la vie quotidienne, quand finalement, on traite un peu légèrement les souffrances des autres : “allez, ça va passer, t'inquiète, ce n'est pas grave, etc.” Mais j'y pense aussi très souvent, à chaque fois que les politiciens ou les gouvernants nous demandent des efforts, nous demandent d'accepter des mesures d'austérité : “Allez, vous allez travailler un peu plus, gagner un peu moins, mais ce n'est pas grave, tout le monde peut le faire.” Ben non. C'est très facile de disposer de la vie des autres quand soi-même, on ne subit pas les conséquences des mesures et des programmes qu'on porte. Cette phrase, si vous la retenez, vous allez voir que vraiment, vous aurez très souvent envie de la dire et vous y penserez très souvent. “Nous avons tous assez de force pour supporter les maux des autres.” Oui, c'est très facile de supporter les maux des autres.
#23 Quelle question aimeriez-vous ajouter à ce questionnaire ? Répondez-y.
Je ne sais pas, une question très basique, comme “Quelle est votre couleur préférée ?”
Et répondez-y.
C’est le rose, sans hésitation. Le rose me met en joie. En fait, ce qui me met en joie, ce sont souvent des associations de couleurs. Parfois, dans la rue ou dans le métro, quand c'est un jour un peu morose, voir des associations de rose et de vert, ou de bleu et de doré, ça suffit à me rendre très heureuse. C'est une question frivole et les réponses ne le seront pas moins, mais c'est la question que j'ajoute au questionnaire.
Moi, je trouve ça plutôt brillant. J’ai d'ailleurs un petit dictionnaire japonais d’association des couleurs, que je vais vous montrer. Je l'ai acheté à librairie de la Cité radieuse à Marseille. Il est là.
Mais quel bel objet. Je vais essayer de me le procurer, ça me rendrait très heureuse. C'est génial.
Comparaison entre le premier roman d’Emmanuelle Bayamack-Tam ( Rai-de-cœur, 112 pages) et le dernier roman de Rebecca Lighieri ( Le Club des enfants perdus, 528 pages).
#24 Pour finir, j'aimerais vous donner trois mots, que vous me les décriviez comme si j'étais un enfant qui ne connaissait pas ces lieux ni ces personnes, et que très rapidement, vous me fassiez une description. Le premier, c’est la Colchide.
Ah, la Colchide. Oui, bien sûr, la Colchide m'intéresse en tant que patrie mythique des magiciennes et des sorcières. Mais bizarrement, mon goût pour la Colchide vient du fait que Coco de Colchide était le surnom d'un poète que j'aime beaucoup, un poète parasurréaliste qui s'appelait Roger Gilbert-Lecomte, qui est mort prématurément, qui était toxicomane et qui a attrapé le tétanos. C’était un grand copain de René Daumal. Ils avaient fondé une espèce de société, de club qui s'appelait Le Grand jeu. Roger Gilbert-Lecomte a eu cette trajectoire un peu tragique, un peu fulgurante. Et son surnom, c'était Coco de Colchide, et c'est un peu devenu le mien. J'en ai fait d'ailleurs un personnage, d'un de mes romans.
Le deuxième : les oiseaux morts. Notamment dans les livres. C’est un moineau mort dans Cosmos ?
C’est une corneille. Oui, alors Mars, de Fritz Zorn, est aussi un roman culte qui est ressorti, préfacé par Philippe Lançon. Je n'ai pas lu encore cette préface, mais je ne doute pas qu’elle soit géniale. C'est un très bon lecteur, Philippe Lançon. Oui, il y a une corneille morte que le narrateur porte autour du cou dans Mars. Je ne sais pas si vous le savez, c'est un texte posthume. L'auteur a tout juste eu le temps de le voir sorti des presses. Ce n'est pas du roman, c'est de l'auto-fiction. Le narrateur a un cancer, en même temps, il est très dépressif. Il vient d'un milieu social hyper privilégié, de la bourgeoisie.
La rive dorée de Zurich.
C’est ça. Il montre comment, finalement, c'est un peu son milieu social et son éducation qui l'ont tué. C'est un livre que j'aime beaucoup. Il y a effectivement une corneille morte qui métaphorise un peu, j'imagine, la dépression dans le récit. Moi, je préfère les oiseaux vivants, je tiens à le dire. Il y a souvent des oiseaux dans mes livres et ils font partie des choses qui me rendent très heureuse. Entendre des oiseaux, voir des oiseaux… Dans Le Club des enfants perdus, j'ai imaginé que ma narratrice, Miranda, était zoomorphe et qu'elle se projetait dans le corps d'une hirondelle ou d'un martinet. Sachant que quand les hirondelles et les martinets reviennent, je note toujours la date de leur arrivée. En général, c'est fin avril, début mai. Ils arrivent d’ailleurs de plus en plus tôt, ce qui est un signe de réchauffement climatique. Et pour moi, c'est toujours le moment de la saison que je préfère, à savoir la belle saison. Et j'adore les hirondelles, j'adore les martinets, j'adore leur cri, j'adore leur ronde, j'adore leur chant. Pour moi, ils traduisent une espèce de joie pure, instinctive, que j'aimerais éprouver pour mon compte. Il y a souvent des oiseaux dans mes romans.
Et comment faites-vous pour reconnaître le jour ?
C'est très simple. En fait, c'est quelque chose que vous pouvez faire vous-même. Un jour, ils sont là, la veille, ils n'y étaient pas. Et à partir de là, ils y sont, ils restent tout le temps de la belle saison. Je ne sais pas quand ils repartent, c'est peut-être plus difficile à repérer. C'est en général début mai. Donc, je note la date dans mon agenda chaque année.
J’y serai attentive. J'ai une dernière question, sur le sujet du genre qui est extrêmement présent dans vos livres. Est-ce que vous vous rappelez la première fois de votre vie, ou une période, où vous avez été confrontée à cette question ?
Oui, je me rappelle. En fait, moi, j'ai eu la chance qu'on me laisse très tranquille là-dessus quand j'étais enfant. Mes parents avaient quatre enfants, des filles et des garçons. En tout cas, ils ne nous genraient pas de façon brutale, binaire et tyrannique. Ils m'ont laissée vraiment être un peu un petit garçon quand j'avais envie d'être un petit garçon. On ne m'a pas du tout embêtée avec ces questions-là. Et malheureusement, il est arrivé un jour où mon corps m'a rappelé que j'étais une fille et je me souviens de mon chagrin à l'idée que j'allais avoir des seins, des hanches, des fesses. Je n'en avais pas du tout envie. Je me rappelle une conversation avec ma cousine qui se moquait un peu de moi, qui me disait que de toute façon, c'était inéluctable. Et j'ai eu la chance aussi que ma puberté marque une espèce de coup d'arrêt. C'est-à-dire qu'elle a commencé, puis elle s'est arrêtée pendant très longtemps. Je me suis dit : Youpi, mes prières ont été entendues. Je vais rester ni fille ni garçon. Et puis non, malheureusement, ça a fini par arriver, tardivement. Je ne sais pas si ça répond à votre question, cette histoire.
Si, mais je n'aurais pas pensé que c'était lié à votre corps. Pour vous, donc, ça a été quelque chose d’intérieur, pas du tout d’extérieur. C’est pour ça que vous en parlez si bien.
Effectivement, ça m'a toujours intéressée, ce flottement identitaire, cette fluidité, cette non-binarité.
Merci Emmanuelle.
Merci à vous, Mathilde.
Le Club des enfants perdus paru aux éditions P.O.L est toujours disponible en librairie.
Propos recueillis par Mathilde Cherel pour Dīcēs.